ANTHOLOGIE SUBJECTIVE oeuvre de CHARLES JULIET | 31.07.2024 | SAGESSE ET BLESSURES, p.38-41| 2009
31/07/2024
A une certaine époque, alors que je n’avais pas encore scruté chacune de ses paroles, je trouvais exprimé par Qohélet ce que j’éprouvais. Comme lui, tenaillé par la hantise de la mort, proie d’un véritable mal-être, je trouvais que la vie était creuse, sans but, désespérante, qu’elle ne me donnait rien de ce dont j’avais la nostalgie. Je pouvais alors m’emparer de ses mots et conclure qu’elle n’était que vanité et poursuite du vent.
Il se trouve que j’ai évolué, que je ne pense plus ce qu’alors je pensais, mais je comprends que nombre de lecteurs soient sensibles à cette méditation lasse, à ces pages désabusées où se murmure une lourde mélancolie. Tant d’êtres sont incertains, malheureux, tourmentés. Les mots de Qohélet rejoignent ce qu’ils vivent, la grisaille des jours, le découragement, le manque de sens… Vaine, fastidieuse est cette vie qui jamais ne nous comble et nous laisse face au néant. Vingt-trois siècles avant nous, le faux sage mais homme vrai a formulé en des sentences imparables le mal-être qui assombrit tant d’existences. Et peut-être ses mots justes rendent-ils mois amère la désespérance, moins douloureuse cette rancœur qu’on garde au profond de soi quand on pense durant des heures sombres que tout n’a été que déception et poursuite du vent.
L’être humain est multiple, complexe, inconséquent, d’où son incertitude, ses contradictions, ses tiraillements. Qohélet nous fait part de sa rancœur, de sa détestation de la vie et tout aussitôt et sur le même ton, il reconnaît qu’il est bon de vivre. « Si un homme vit de nombreuses années, il doit se réjouir pendant le cours de sa vie . » Avant que vienne la désespérance, que s’apaise le goût de vivre, il faut savoir profiter des largesses de l’existence.« Le sort le meilleur, le plus agréable, c’est de manger , de boire, de jouir du fruit de son travail. » Tant qu’il a été emporté par son ardeur à vivre. Qohélet n’a pas manqué de mordre dans la vie à pleine dents. « Je n’ai privé mon cœur d’aucune joie. « Son désenchantement ne lui a pas fait oublier qu’il avait un corps et que celui-ci pouvait lui donner bien des plaisirs. Que ces plaisirs soient limités n’empêche pas qu’ils puissent être appréciés, et parfois, qu’ils puissent faire refluer des pensées trop sombres. Faute d’une sagesse exigeante, Qohélet a peut-être trouvé là une sorte de sagesse païenne qui a accompagné la recherche du plaisir.
Laudateur de la vie et chantre de la désespérance, telles sont les deux faces de Qohélet. La première renvoie à cette époque où, en pleine vitalité, il tirait de la vie tout ce qu’elle pouvait lui accorder. La seconde est l’expression de ce temps de mélancolie où l’approche de la mort rendait dérisoire ce qui avait été vécu.
Tantôt nous détestons la vie, tantôt nous l’aimons follement. Tantôt nous la dévorons, tantôt elle n’est que fadeur et ennui. Les deux faces contradictoires de Qohélet sont aussi les nôtres, et c’est pourquoi nous aimons revenir à ses paroles. Elles nous rappellent et nous aident à mieux supporter qu’alternent en nous des élans et des retombées, des instants de ferveur et des jours mornes, des trous d’angoisse et la tonique lumière du consentement.
CHARLES JULIET – SAGESSE ET BLESSURES
Réflexion sur l’Ecclésiaste et Tchouang-Tseu
BAYARD,2009
p.38-41
Commentaires